La financiarisation de notre système de santé n’est pas un phénomène récent mais de nouvelles logiques à l’œuvre dans ce secteur inquiètent les professionnels de santé et les pouvoirs publics.
Dans son rapport Charges et Produits pour 2024, l’Assurance maladie définit le phénomène de « financiarisation » comme un processus par lequel des acteurs privés et qui ne sont pas directement professionnels de santé avec des capacités d’investissement significative rentrent dans le secteur des soins avec comme finalité première une logique capitalistique. Autrement dit, c’est un phénomène qui voit des structures de droit privé appartenant initialement aux professionnels de santé être progressivement capté par des acteurs purement financier.
La financiarisation se manifeste de façon hétérogène dans les différents champs du système de santé, ce qui complexifie sa qualification globale. Il n’existe pas à ce jour de recension systématique et réactive du phénomène.
Le phénomène de financiarisation ne doit pas être confondu avec d’autres notions tel que la marchandisation, la concentration ou la privatisation. Ces notions se recoupent parfois mais elles méritent d’être distinguées. En effet, la privatisation peut constituer un début de financiarisation, la concentration est un préalable à la financiarisation et les pratiques commerciales abusives dans le secteur de la santé constitue une déviance financière des fournisseurs de soins.
L’arrivée d’acteurs financiers privés dans le secteur de la santé est un phénomène ancien comme ce fut le cas pour les cliniques dans les années 80. Mais la nouveauté réside maintenant dans des montages financiers opaques, par l’intermédiaire de sociétés en cascade, l’investisseur cherche, désormais, à capter les activités, les plus rentables possibles, en se substituant en partie au professionnel de santé alors qu’avant il apportait un financement tout en donnant un certain nombre de garanties. Nous assistons, ainsi, à des mouvements importants de concentration du système de soins qui mettent en question l’indépendance des professionnels de santé, menacent la qualité des soins et ne sont pas sans conséquences en termes de santé publique.
Progressivement, le processus de financiarisation s’est développé. Ainsi, dorénavant, en s’associant avec les professionnels de santé, les investisseurs acquièrent des structures de soins existantes et développent une offre spécifique nouvelle dans une logique uniquement financière, sans prendre en considération les questions de santé publique et d’accès aux soins.
La financiarisation présente deux types de risques pour les assurés en matière d’accès aux soins et de qualité des soins.
La réduction de l’accès aux soins en cas de restructuration qui amènerait à réduire le nombre de sites ou à fermer certaines activités pour accroître leur rentabilité. On pourrait assister à l’effondrement géographique de l’offre de soins si un groupe venait du jour au lendemain à fermer des activités non-rentables sur un espace géographique donné.
La dégradation de la qualité des soins risque d’être menacée par les logiques de rentabilité. Les exemples récents du groupe Orpea ou de certains centres de santé dentaires ou ophtalmologiques illustrent ce risque de réduction de la qualité des soins prodigués pour répondre à des logiques mortifères de réduction des coûts.
La financiarisation existe déjà dans le secteur de la biologie. L’offre de soins de la biologie française est répartie aujourd’hui entre 6 groupes privés, tenus par des actionnaires privés qui détiennent les trois quarts du secteur. Or, la constitution de d’oligopoles présente des risques pour la continuité de l’offre de soins, en cas de faillite, avec un risque d’effondrement de l’offre de soins sur certains secteurs ou certains territoires. La concentration des plateaux techniques a pour effet de limiter l’accès en urgence aux examens notamment en dehors des heures d’ouverture des sites de prélèvements quand leur gestion est optimisée (ouverture deux heures le matin et non disponibilité dans la journée ou pendant les heures de permanence des soins). La concentration des cabinets entraîne une déshumanisation des rapports entre le soignant et le patient. En effet, le patient n’a plus de contact avec le professionnel biologiste sur l’interprétation des résultats et se trouve dans la quasi-obligation de se connecter sur les sites de chaque société pour obtenir ses résultats.
On constate également un affaiblissement des capacités de négociation de l’Assurance maladie face à des acteurs financiers puissants et concentrés. Lorsque l’Assurance maladie a souhaité réguler les tarifs dans le secteur de la biologie, elle s’est retrouvé face à des acteurs financiers et non des professionnels de santé.
Un mouvement de concentration et de financiarisation est également à l’œuvre chez les radiologues. Le secteur privé de la radiologie est en effet souvent considéré comme le futur terrain de développement de la financiarisation, après la biologie. Les Ordres de radiologues ont pris quelques dispositions pour endiguer le phénomène mais on peut douter de leur capacité de résistance car les fondamentaux sont les mêmes que ceux du secteur de la biologie.
Dans son rapport Charges et Produits pour 2024, l’Assurance maladie s’inquiète également du risque de financiarisation du secteur des soins primaires au regard l’expérience des centres de santé allemand dit « MVZ". En effet, cette activité a attiré des investisseurs financiers, qui acquièrent des hôpitaux pouvant à leur tour gérer des centres de santé « MVZ(1) », dont l’objectif final est de vendre le réseau de MVZ ainsi constitué avec des bénéfices après une période de 4 à 6 ans.
Le problème majeur réside dans le modèle commercial sous-jacent de ces sociétés d’investissement : d’une part la provenance des fonds d’investissement privés reste opaque, d’autre part l’objectif de rentabilité altère la qualité des soins. Enfin ces sociétés disposent d’un avantage concurrentiel sur les médecins conventionnés censés être les acteurs principaux des MVZ et les poussent à quitter le marché.
Pour contrer ce phénomène l’assurance maladie propose de mettre en place un Observatoire de la financiarisation du système de santé pour suivre les opérations financières, analyser leurs conséquences, identifier les dérives spéculatives, et faire des recommandations en matière de régulation.
Cet Observatoire devrait être accompagné d’une Mission permanente de contrôle de la financiarisation du système de santé pour renforcer la capacité de l’Etat à faire respecter le cadre juridique s’appliquant aux Sociétés d’Exercice Libéral (SEL) et aux entreprises du secteur de l’offre de soins. Compte tenu de la complexité des montages financiers, il faudrait faciliter les « lanceurs d’alerte ». A l’image de TRACFIN dans le secteur financier et bancaire, il faudrait avoir des « super-inspecteurs » en capacité de « faire peur » à ces acteurs.
Ces propositions vont évidemment dans le bon sens mais l’ampleur du phénomène et sa vitesse devrait conduire à prendre des mesures plus drastiques telles que :
l'interdiction des holdings dans le secteur de la santé notamment pour éviter les montages juridiques complexes illisibles pour les professionnels de santé.
l'interdiction des pactes d’actionnaires secret afin de rendre impossible la dissociation entre les droits financiers et les droits de vote.
l’interdiction de certaines catégories d’investisseur. Aujourd'hui, un laboratoire pharmaceutique ne peut déjà pas acquérir un cabinet d’exercice libéral. On pourrait étendre aux entités qui fournissent du matériel médical, travaillent dans la recherche ou fournissent des technologies de téléconsultation.
l'introduction des clauses anti-spéculation : on devrait obliger tout investisseur à rester entre 5 et 10 ans afin d’éviter de maximiser l’effet de levier et de revendre la structure aux plus offrant. Il faudrait aussi réguler la capacité d’endettement pour éviter la réalisation de gros profit tout en s’endettant massivement. Enfin, il devrait être possible de lutter contre les logiques spéculatives en limitant la rentabilité. On pourrait ainsi plafonner la rentabilité à 20%. Au-dessus de ce seuil, l’investisseur devrait reverser de l’argent aux pouvoirs publics ou s’engager à mieux rémunérer les professionnels de santé qui travaillent dans les structures concernées. Ce serait un moyen de casser les effets d’aubaines.
Ces mesures sont fortes et certains diront qu’elles contreviennent aux principes généraux du droit à la concurrence mais lorsque les revenus proviennent à 90% de la puissance publique, comme c’est le cas aujourd’hui pour la santé, on peut
aussi considérer que l’on n’est plus dans du secteur privé pur. Si ces préconisations ne sont pas mises en place nous nous dirigeons vers une stratégie d’accompagnement passive des pouvoirs publics de ce mouvement de financiarisation. Dans cette perspective, les investisseurs privés achèteront à grande échelle des cabinets privés en soins primaires et dans certains segments de soins spécialisés.
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